L'abjection.

 

Comme le note John Walker dans sa monographie[3] : le but de Turner, ( est d’) atteindre une splendeur héroïque … Cette emphase voulue, cultivée, portée à son paroxysme, indique la double appartenance génétique de l’auteur qui nous intéresse ; d’une part un Turner attaché historiquement au romantisme ( moins que Fuseli, certes, mais plus que Constable ), et d’autre part un Turner issu d’une tradition picturale fort hétéroclite fascinée par la représentation de la laideur, de l’horreur, du pathétique et du décadent, une tradition regroupant à la fois le dernier Goya de la maison du sourd, le Daumier austère  de Dans la rue ( 1845-1848 ) ou de Ecce Homo ( 1849 ) et le Rembrandt cyniquement médical et clinique des deux leçons d’anatomie ( du Dr Tulp et du Dr Deijman ). Turner semble s’intégrer parfaitement au sein de cette perspective d’artistes pessimistes, soutenant une plastique radicale de la décadence, de l’obscurité, et du ténébreux ; activée perpétuellement par un sentiment profond de l’irrémédiable.  Pessimiste tel un romantique, donc, et derechef obsédé par la nature trompeuse de l’espoir, comme il a tenté lui-même de le théoriser dans son œuvre poétique. Mais ce pessimisme ne tend pas à la mélancolie, ni au statisme pathologique de la neurasthénie, sa rhétorique de la décadence est portée par une puissante emphase picturale dynamique, semblant le rapprocher cette fois des néoclassiques français, et plus particulièrement de David. Nous entrons ainsi, dans une logique épique, ou l’homme prend conscience à chaque instant à la fois de sa précarité ( face au déchaînement de la nature ) et de sa puissance ( qui est sensible en tant que résistance et courage ). L’épopée, comme valeur picturale, implique une théâtralité très travaillée, étudiée dans les moindres détails ; un déploiement hystérique, mais contrôlé, du visible - devenant le cadre d’un véritable mouvement écrasant, tyrannique, et démesuré ( dans le sens grec de l’hubris ).  Le David que nous visons ici n’est pas le portraitiste, mais le peintre de l’histoire, celui qui fixe la grandeur imposante du réel dans des toiles aux dimensions phénoménales, aux allures de fresques mobiles ; citons, par exemple Les Sabines ( 1796-99 ), toile gigantesque, assez confuse, représentant une scène de guerre antique, avec au premier plan une étrange nourrice en position christique, tentant de faire cesser le combat. Si le propos de Turner ne semble pas cadrer immédiatement avec cette rhétorique historique, il faut reconnaître qu’il y a une certaine proximité concernant le traitement formel général, la démesure, et la noblesse de l’organisation picturale ; nous pouvons soutenir que ce que David a fait pour les hommes, Turner l’a fait avec la nature. 

Pêcheurs en mer, 1796.

Pêcheurs en mer. 1796. ( 91,5 x 122,5 cm )

Dès ses premières toiles, la thématique de l’homme précaire opposé à la violence irrépressible de la nature s’impose à Turner[4]. Notamment dans une œuvre de jeunesse Pêcheurs en mer ( 1796 ), où nous pouvons observer l’évolution de deux navires modestes sur une mer inquiétante, plombée, se détachant à peine du ciel, porteur d’on ne sait quelle pourriture, d’on ne sait quelle pestilence. Ce sentiment oppressant est encore sensible dans d’autres toiles plus tardives, prenant toujours pour thème le combat de l’homme contre les éléments naturels, sa fragilité, sa finitude. Notons Le Naufrage ( 1805 ), représentant l’instant fatidique où le bateau en péril se trouve dans le creux de la vague qui va le recouvrir et le disloquer. Moment irremplaçable de la dépression, du relâchement serein précèdent la mort. Songeons encore, ici, à la Neuvième vague[5] du peintre russe Ivan Aïazorvskii ( 1817-1900 ), travaillant la même suspension temporelle tragique, entre l’intensité cinétique absolue de la nature, la résistance humaine et la certitude de la mort violente. C’est ainsi dans l’approfondissement d’une plastique de l’épopée, de l’héroïsme désespéré et de l’emphase comme constante générale de l’expression, que Turner élabore sa première théorie de la vision. Elle trouve de nombreux échos pratiques en des œuvres faisant référence à la mythologie biblique ou grecque ; c’est le cas de la série des Plaies d’Egypte ( 1800-1802 ), où un lyrisme intense est déployé pour représenter un orage surréaliste s’abattant sur les pyramides impassibles, le tout dans un style romantique assez sage, à la démesure dominée. C’est encore le cas d’une œuvre plus tardive Ulysse raillant Polyphème ( 1829 ), scène maritime où le personnage principal est encore un navire, mais cette fois en mer calme, l’emphase résultant de l’atmosphère générale fondue dans des nappes sédimentées de nuages et de lumière, dégageant une puissance incomparable ; notons l’or saturé du ciel, presque métallique, artificiel, et la blancheur totale ( donc insoutenable ) de l’éclat solaire. Mais le lyrisme emphatique de Turner peut encore se lire dans des œuvres moins directement tragiques, jouant beaucoup plus sur l’organisation formelle, la perspective ou la chromatique. 

Didon construisant Carthage, version 1817.

Didon construisant Carthage. ( version 1817 )

C’est notamment le cas de Didon, toile fameuse réalisée en 1815, représentant, devant un ciel irisé de jaune et dominé par un soleil déclinant, Carthage comme un grand chantier traversé d’une rivière sur laquelle nous semblons nous trouver. Derrière cet ordonnancement fort travaillé des couleurs et de leur rapport aux matériaux sur lesquelles elles s’appliquent ( observez le contraste entre les deux premiers bâtiments, à gauche. ) on peut sentir puissamment qu’il se passe quelque chose d’essentiel en ce lieu, que la vérité est là, comme figée à un moment précis, dans ce topos singulier. La naissance industrieuse d’un Empire. C’est cela, au fond, la force picturale de Turner, nous dire : c’est ici que ça se passe, ici et nulle part ailleurs ! Il semble parvenir à figer cet Esprit insaisissable du réel, circulant éternellement autour du monde, à chacune de ses manifestations tangible; notons le moment de totale réalisation, de perfection absolue de la Terrasse de Mortlake. ( 1827 ), œuvre enivrante dominée par une teinte rousse chaleureuse, apaisante et initiatrice d’une atmosphère étrange où la plus grande des paix est impliquée par la plus grande des puissances - celle, encore, du soleil et de son feu purificateur et aveuglant, magnifique et dangereux, brûlant presque le parapet de la terrasse de Twickenham, où un chien ( collé ici par Turner juste avant le vernissage ) semble veiller sur la Tamise. Le soleil ( nous y reviendrons ) prend l’allure d’une matière omniprésente et divine, presque platonicienne dans sa prédominance.

C’est dans ce cadre invariant, au lyrisme mi-conventionnel mi-véritable comme seule pouvait en donner l’Angleterre décadente du 19ème siècle, que Turner forge progressivement la notion picturale d’abjection. Ce terme, qui est comme le complément synthétique de l’emphase et du lyrisme, indique l’imminence d’une expression romantique poussée à son exacerbation, à son terme, à sa crise. C’est par l’instauration de l’abjection comme norme, première phase critique de la théorie du visible, que Turner parvient à réaliser la splendeur héroïque qui conditionne ses efforts. Qu’est-ce que l’abjecte dans l’ordre plastique ? Le procédé technique permettant d’installer une distance radicale entre le monde réel, et sa représentation ; il ne s’agit pas encore de fuir le réel (  de s’en abstraire ), mais de le faire fuir, en soulignant tout ce qu’il a d’angoissant, de monstrueux et de pathologique. C’est là que la filiation avec le Goya de la maison du sourd devient intéressante ; l’abjecte indique une forme de monstruosité métaphysique, ramenée à sa racine étymologique ambiguë de monstrare c’est-à-dire à la fois d’insoutenable difformité a-normale, mais aussi de sujet de la représentation, de ce qui est donné à voir. Cette ambiguïté nous renseigne sur Turner, lorsqu’il pousse le romantisme dans ses derniers retranchements, car elle souligne qu’au fond, seule la monstruosité supporte la représentation ( car elle s’y trouve dans son élément ) et que la représentation - par retournement - recèle quelque chose d’intrinsèquement pathétique et monstrueux.

Mais l’abjection tire encore son sens de l’opposition qui l’articule à l’objection. A la logique du tolérable, de l’objectif, du possible répond cette autre logique décadente de l’abject et du monstrueux. L’ob-jet ( du latin objicio, d’ob-jectum : poser devant ) indique une mise à disposition de l’être, un arrangement relativement doux entre ma faculté de connaître et l’être qui fait problème ; l’objet se place face à moi, dans une certaine proximité nécessaire, entièrement visible, dévoilé de toutes parts. L’ab-ject ( du latin abjicio, d’ab-jectum : jeter loin devant soi - avec violence ) indique, quant à lui un mouvement de retrait radical, s’opposant à celui d’accueil de l’objet ; la représentation de l’abject marque la distanciation vitale ( nécessaire ) vis-à-vis du réel et de son déploiement monstrueux. Chez Turner cela donne lieu à plusieurs tableaux remarquables, pénétrés individuellement d’un lourd sentiment de pesanteur, de barbarie terrestre, à l’extrême limite de l’humanité. Tout d’abord une vaste[6] toile de 1812 à sujet historique Hannibal traversant les Alpes, où, sur un fond apocalyptique mêlant selon une rythmique picturale abominable le gris, le brun, le pâle, toutes ces couleurs cauchemardesques qui n’en sont pas, se découpe au premier plan une scène de guerre à la violence insoutenable. Nous songeons ici à la minutie dans l’horreur d’un J.Bosch, mais surtout aux gravures de Goya Les désastres de la guerre, dont Malraux notait : Depuis sa maladie, Goya cherchait ceux que reconnaît du premier coup l’angoisse commune des hommes : l’humiliation, le cauchemar, le viol, la prison.[7] C’est la même rhétorique abjecte qui se déploie à la base de la fresque de Turner, on y distingue - au sein de cette masse compacte qu’est la guerre - la cruauté profondément individuelle des humains et de leurs actions ; dont notamment, sur ce sol jonché de cadavres une scène de viol et un assassina.( coté gauche ). Hannibal, presque invisible au centre de la toile, perché sur un éléphant saugrenu est dans un retrait total, marquant d’abord la profondeur supposée du champ de bataille, et ensuite une perspective toute allégorique articulant le général ( en retrait, dans l’invisibilité ) et le particulier ( dans la précision minutieuse ). Cette fois-ci le soleil semble malade. L’abject est encore présent dans deux œuvres plus tardives de Turner, des scènes marines cette fois. D’abord L’incendie en mer ( 1834 ), représentant l’embrasement irrémédiable d’un navire en haute mer, donc, encore une fois l’imminence de la mort violente, l’absurdité d’une existence sans issue, prise dans cette alternative : la noyade, l’asphyxie ou la calcination. Les flammes semblent se mêler au ciel, et les corps humains aux flammes - tout se tient, et la fresque tragique est prise dans un continuum chromatique de roux et de brun. Mais l’œuvre caractéristique de cette plastique de l’abjection, qui constitue la première phase de la théorie du visible de Turner, demeure Le Négrier[8] ( 1840 ). Œuvre extrêmement brillante, mettant en dialogue le rouge, le noir et le jaune dans une atmosphère générale rassérénée, irradiée par le soleil et sa blancheur centrale. Il ne faut pas projeter de délires humanistes sur cette œuvre, Turner n’en fait pas un manifeste contre l’esclavage, mais contre la cruauté humaine en général - d’ailleurs est-ce un manifeste ? Sûrement pas, il s’agit plutôt de l’élémentaire vision lyrique ( et ultime - celle de la crise ) d’un univers décadent, voué à la perte. On a jeté par-dessus bord les faibles, les vulnérables, les chétifs, les cadavres. On a jeté les esclaves, les mains liées, pour alléger le navire ; et la mer semble de sang, le continuum chromatique, si cher au Turner de l’abjection, se déploie ici entre le rouge du soleil couchant et le pourpre pathétique de l’humanité jetée à la dérive. A gauche de la toile, à l’arrière plan, se dresse le bateau squelettique, d’où ces hommes sont issus, s’éloignant vers une tâche contrastante de gris-bleu ; et à l’avant plan, sans transition entre nous ( notre position vis-à-vis de la toile ) et l’abjection se déploie une masse indistincte de corps et de liens, prise dans une mer répugnante, saturée de carmin. Les esclaves semblent dévorés impitoyablement par des poissons carnivores et au-dessus de l’eau des oiseaux tentent de récupérer une part du repas, quelques morceaux de viande humaine. C’est là qu’intervient l’allégorie ; car on ne peut pas saisir cette toile sans passer par un autre niveau d’interprétation symbolique et surréel. D’abord la thématique du bateau perdu en mer, symbolisant l’humanité à la dérive est fort caractéristique du romantisme, pensons par exemple à Baudelaire : Le navire glissant sur les gouffres amers.[9] Il s’agit là d’un poncif, l’humanité détruit ( comme par un effet de  régulation ) ce qu’elle juge anormal ; l’allégorie est aussi celle, plus générale de la vie et de la destruction : à un moment il faut savoir quitter le navire, c’est-à-dire mourir, ou plus essentiellement s’abstraire du monde. Symbolique est encore le monstre marin baroque arrivant par la droite, gueule ouverte, se dirigeant promptement vers les esclaves disloqués. Symbole indéterminé du mal absolu, mais aussi Léviathan, dynamique et perpétuel, attaché à la mer comme la mort l’est à la vie.

C’est ainsi que Turner pousse le romantisme jusqu’à son point de non-retour, jusqu’à son paroxysme ; l’abjection du monde ( qui constituait la première phase de la théorie du visible ) va se muer en abstraction du monde. L’univers intenable et monstrueux du premier Turner, supporté à défaut d’être supportable, va être puissamment reconsidéré par le peintre à partir de 1835. Sa théorie picturale va développer une logique de l’inachèvement de la vision, basée sur une indétermination pathologique de la perception. Sa vision du monde devient celle d’un malvoyant, d’un myope profond - parvenant par ce biais à s’abstraire du monde intenable et abject qui nous a occupé précédemment.

 

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[3] Turner trad 1985. Ed Ars Mundi.

[4] De la même manière que le schème de l’homme singulier emporté par la dynamique de l’histoire s’est imposée à David.

[5] Toile exposée au musée de Saint-Petersbourg.

[6] 145 * 236.5 cm.

[7] Malraux. Saturne, le destin, l’art et Goya. NRF. ( réed 1978 ) p.97

[8] Dont le titre complet est : Négriers jetant par-dessus bord les morts et les mourants – un typhon arrivant.

[9] Extrait de l’Albatros ( in Les fleurs du mal. )