Pathologie et inachèvement.

 

Dès que l’on cherche à poser la modernité de Turner, dès que l’on cherche à faire de lui un précurseur ( de l’impressionnisme, du cubisme, de l’art abstrait… ) on se penche sur la série d’huiles sur toile semi-abstraites des années 1835-40. Ceci est très judicieux, bien qu’un peu grossier. On ne peut pas, dignement, rendre Turner coupable de tous les crimes picturaux du vingtième siècle - de quelques uns seulement. Pensons, par exemple, au Cézanne trop connu de la Montagne Sainte Victoire et plaçons à côté une aquarelle de Turner peinte en 1841 Nuage sur le Mont Rigi, vu de Zoug , l’effet est saisissant : nous retrouvons la même volonté de fondre le paysage en une atmosphère prédominante, environnement chromatique diffus conditionnant l’ordonnance des lignes, nous parvenons à caractériser une analogie, basée - aussi - sur la mise en place des éléments de l’observation dans le cadre artificiel du tableau. On a dit également que Turner précédait les impressionnistes - cela peut encore tenir sur le plan purement plastique, toutefois c’est plus problématique si nous soulignons le fait que Turner avait horreur de peindre hors de son atelier, et qu’il a cultivé avec bonheur des sujets emphatiques. ( caractéristiques radicalement anti-impressionnistes ! ). On a encore classé le dernier Turner, celui de la vision distordue, de la norme du flou, comme une précurseur des abstraits contemporains, et notamment de Rothko ( selon J. Walker.[10] )

Donc, ce qui permet à toute ces tendances hétéroclites de trouver leur racine commune au sein de l’œuvre de Turner réside en ses dernières productions, celles qui ont posé une véritable interrogation métaphysique au déploiement de l’image. Les œuvres dites semi-abstraites , celles que Turner n’a jamais exposé de son vivant portent en elles - effectivement - bien des promesses de la peinture moderne, elles semblent englober totalement l’histoire technique picturale des deux siècles suivants. On a parlé d’inachèvement concernant ces œuvres tardives, et ce depuis le fameux inventaire réalisé par le British Muséum du legs Turner, à sa mort, en 1851. C’est de là que vient la confusion, car ces œuvres ont reçus un statut mineur, une considération nulle et ont sombré dans l’oubli pendant de nombreuses années ; dans l’esprit des spécialistes et conservateurs anglais du 19ème siècle toute tentative d’abstraction n’est pas encore une tentative de subversion, c’est plutôt un mouvement interrompu, une volition contrecarrée, une esquisse. Il est intéressant de noter qu’aujourd’hui c’est cette partie de l’œuvre de Turner qui nous semble la plus saillante et la plus profonde, comme le note John Walker : ( ces ) tableaux qui nous touchent le plus directement et qui procurent, à la majeure partie d’entre nous, le plus grand plaisir. [11] Mais la confusion demeure : de quel inachèvement parlons-nous ? 

Il est urgent de souligner que ces toiles tardives ne sont pas inachevées mais inachevables ; c’est-à-dire qu’elles indiquent une véritable aporie de la vision. C’est cela la seconde phase de la théorie du visible de Turner. La phase abstraite : celle du retrait absolu, de la distance, du flou et de la distorsion du réel. Turner ne présente pas des œuvres imparfaites, irréalisées, en attente de finalisation, mais des tentatives absolument finies, complètes, équilibrées, tentant de rendre une vision malade du monde, qui est aussi la vision vraie d’un monde malade. La raison ? Nous l’avons déjà évoqué : s’abstraire du monde, c’est-à-dire s’en dégager. Le monde représenté selon des règles opératoires non-conventionelles, celle de l’anormalité,  du pathologique gagne en intelligence - paradoxalement il semble s’offrir plus limpidement à notre compréhension. C’est derrière l’apparente confusion des masses colorées, que pointe la puissante évidence du réel et du tangible dans sa solidité. Cette abstraction plastique, que Turner travaille constamment à partir de 1835, indique donc une authentique volonté de placer une distance entre sa conscience et le monde. Le passage de l’univers tenable et clair, à celui indéterminé, flou et distordu du dernier Turner me paraît fort sensible dans la confrontation dialectique de deux toiles parentes Regulus ( 1829 ) et Un port avec une ville et une forteresse ( 1835-40 ). La scène semble identique, un port, une ville, quelques bateaux, la mer calme, le soleil irradiant. Cependant les traitements sont opposés : dans sa première tentative Turner est globalement figuratif, il reste rigoureusement attaché à la prédominance du trait sur la couleur, il respecte les conventions chromatiques du romantisme, et bâtit une perspective exemplaire ; dans sa seconde tentative, celle de la vision inachevable, de l’aporie, toute cette ordonnance est balayée, elle et les quatre cents ans d’histoire de la peinture qui y sont attachés. La scène paraît brûlée par la radiation du soleil, chaque contour a fondu, chaque couleur se mêle à sa prochaine,  et la perspective s’évanouit avec l’ambition figurative, le tableau recouvre ses deux dimensions originelles.

C’est selon ce schème que se déploie l’inachevable de la vision. Il s’agit toujours d’un état pathologique, d’une mal-vision ; le propos est le suivant : ce monde intenable ne peut être observé, il échappe à notre com-préhension, il se disloque en une sorte de distorsion abstraite. L’abstraction picturale n’est que l’effet d’une ab-straction visuelle, ophtalmologique, humaine, d’un mouvement de recul face au monde. Ce qui semble se passer lors de cette seconde phase de la théorie du visible de Turner, c’est la réaction naturelle de l’œil après l’affection rude provoquée par l’abjection. L’œil est comme brûlé par l’épreuve du réel, il est partiellement détruit, inapte à saisir la structure limpide et rigoureuse du réel - nous voilà en présence d’un œil malade. Nous ne soutenons pas ici que les œuvres semi-abstraites tardives seraient comme l’hypothétique effet secondaire d’une possible myopie réelle de Turner, mais nous posons que la pathologie ophtalmologique explique pleinement cette distorsion, son sens, sa logique, son symbolisme. Ce n’est pas parce que lui-même est mal-voyant qu’il déploie un univers éclaté correspondant à sa propre vision physique, c’est plutôt parce qu’il tient à marquer une distance psychologique avec le réel qu’il fonde cet ordonnancement surréel, indiquant un déphasage, un incompréhension qui est appréhension et angoisse. L’œil malade de Turner est un œil de l’esprit, c’est celui de la perception. Ce qui est brûlé par l’abject c’est la faculté de s’intégrer aux conventions sociales, de reconnaître et accueillir le monde, de vivre sans détresse ni crise. C’est de tout cela que l’abstraction tardive de Turner est allégorique ; mais malgré le symbolisme marqué du propos, le vocabulaire médical - et plus précisément ophtalmologique -  garde une grande pertinence explicative dans ces phénomènes picturaux révolutionnaires, innovateurs et pathologiques.

Le château de Norham, lever de soleil. vers 1835-1840. ( 91 x 122 cm )

D’abord notons ceci : l’œil, en dépit de la mobilité conditionnant son mouvement d’inspection du monde, est un organe de perception, c’est-à-dire de saisie, de réception ; son rôle est de pâtir,  ( au sens étymologique ). Il ne trouve sa justification que dans sa position pathique, d’être-affecté. Voilà donc un organe évoluant toujours-deja dans une logique irrémédiable et dynamique de la pathologie ; anormalité issue d’un repositionnement perpétuel face au monde, au sein de son éclatante réalité. Mais l’œil malade, physiquement malade, comment voit-il ? Est-ce, précisément, comme l’abstraction symbolique des huiles de Turner ? Voilà un problème fort intéressant. Le symbolique va-t-il plus loin que le réel ? Nous ne proposerons ici que quelques pistes médicales, avant de rentrer dans l’analyse de diverses toiles illustrant notre propos. Tout d’abord concernant la myopie ; il est fort intéressant de constater que l’affection physique de la vision peut avoir pour effet la solitude et l’exil intérieur ( nous ouvrant sur une autre pathologie, psychologique cette fois ), le Dr Y.Pouliquen décrit ainsi cette difficulté : …le myope voit très bien de près. On a récemment voulu y voir un avantage pour l’enfant myope : pour certains auteurs, celui-ci profitant d’un grand confort dans la lecture aurait tendance à s’isoler du monde extérieur[12] La pathologie sépare du monde, donc la distorsion du visible indique, par retournement, une profonde solitude, un pessimisme radical transcendant les normes du romantisme bourgeois ; n’y a-t-il pas ici compatibilité avec le cas Turner ? Certainement, de la même manière que la pathologie visuelle peut évoluer préalablement dans une analogie picturale - et ce, directement sous la plume de médecins. Ce n’est donc plus la pathologie qui est le modèle du tableau mais le tableau qui est le paradigme de la pathologie, voici la mal-vision clarifiée par la plastique artificielle de la peinture, dans le cas de la cataracte par exemple : Dans les premières semaines qui suivent l’intervention, l’aphake, avec ou sans implant, est étonné de découvrir que toutes les images qu’il perçoit lui paraissent colorées de bleu.(…) Les peintres en sont particulièrement étonnés et la peinture de Monet en a été fortement influencée à la fin de sa vie.[13] Si la référence picturale du médecin vise l’impressionnisme, il nous est permis de songer à deux toiles semi-abstraites de Turner : Lever de soleil, bateau entre deux promontoires. ( 1835-40 ) et surtout Le château de Norham, lever de soleil ( 1835-40 ) ; ces deux œuvres étant littéralement transpercées par une masse étrange et surnaturelle de bleu, masse centrale, active et irradiante, constituant à chaque fois le sujet principal, et l’avant plan chromatique de la toile. Concernant le château Walker parle judicieusement de formes dissoutes dans la lumière éclatante.[14] C’est la luminosité qui semble avoir vaincu sur la ligne claire, et le bleu n’est qu’un effet secondaire de ce violent arrachement. De plus l’affection pathologique de la vision peut encore s’accompagner, non pas d’une absence totale de perspective, ou de profondeur, mais d’une déformation de celle-ci ; c’est le docteur Gatian de Clérambault qui témoigne dans un texte historique de 1935 : …les couleurs opposées se suivant comme se suivent sur une épine de porc-épic le blanc et le brun. (…) Je ne percevais que partiellement la perspective.[15] Songeons ici à cette huile sur toile de Turner Le parc de Petworth ( 1828 ), jouant habilement sur la rupture avec l’organisation canonique - et géométrique - de la perspective, pour rendre l’affection authentique de la perception humaine, en longueur, courbée, étirée selon deux points de fuite latéraux. 

Le parc de Petworth, 1828 ( 64,5 x 145,5 cm )

Walker note : …un tableau qui violait tous les principes admis de composition, une peinture dessinée sur la base d’une ellipse qui correspond à l’ellipse de la vision réelle.[16] Mais ces premières tentatives de reconsidérer l’ordre rigide de la perspective vont trouver leur parfait aboutissement dans les toiles semi-abstraite de la dernière période ; la vision humaine y est poussée jusque dans ses derniers retranchements, jusque dans l’aporie. On retrouve l’essentiel inachèvement de la vision, sa pathologie, sa discordance avec le réel ; on retrouve l’altération de la maladie. C’est toujours l’œil malade symbolique du monde malade, et Clérambault note : …l’air même semblait rempli d’une poudre de lumière ; l’illumination, dégagée presque totalement de son cadre urbain, prenait par moments une ampleur astronomique.[17] Le tableau Val d’aoste, peint par Turner en 1836-37, est à ce titre fort édifiant : concaténation plane de couleurs brûlées, toile strictement abstraite, presque incolore, dont l’unique rythme semble résider dans la vague rose et rousse, au premier plan, déchirant le blanc absolu, éclatant, du fond imprécis, sorte de ciel nuageux, infini parce qu’indéfini.

Ces abstractions de Turner, inachevables, aporétiques, impliquent encore une chose : un minimalisme basé sur une théorie du flou. La volonté nouvelle est de trouver l’essentiel dans le dépouillement ; trouver le plus évident, le plus aigu, dans le plus imprécis. Ceci n’est pas un simple paradoxe, mais la réaction sincère d’un romantique-ultime à la surcharge grossière de la plastique bourgeoise. Le château de Norham, dans cette perspective gagne en intelligibilité : Turner semble avoir écarté tout ce qui constitue le champ de l’inessentiel, les détails, la précision technique, architecturale, la futilité du réel. Le résultat pictural ne semble pas tant l’effet d’un choix conscient entre plusieurs éléments distincts, mais plutôt la  conséquence d’un passage au crible, d’une discrimination ontologique. Turner, minimaliste parce qu’abstrait, ne s’attache qu’à ce qui existe vraiment. Voici le château lui-même, tâche bleue presque accidentelle d’une défaillance de la vision, voici son reflet dans l’eau, le reflet d’une ombre ; on ne parvient à saisir la présence de l’eau qu’à partir de la réflexion discrète de quelques objets, les ruines de Norham, une figure animale qui est peut-être un bateau, ou un homme. Ce minimalisme, qui est sûrement une forme de puritanisme - recherche maniaque et morale de la pureté plastique - , ne s’oppose pas à la grandeur des toiles figuratives emphatiques, elles en sont plutôt le parachèvement et la conclusion. Le minimalisme du dernier Turner, constitutif de la seconde phase de sa théorie de la vision, cherche à atteindre l’essentielle puissance du réel, puissance qui peut résider dans l’effacement. Ceci est très sensible dans la Tempête de neige ( 1842 ), toile représentant un bateau à vapeur perdu dans une mer déchaînée ; chaque élément semblant vouloir se fondre aux autres : le ciel à la mer, la fumée au ciel, et le navire à l’horizon. Le tout paraît drapé dans un écran artificiel, une distorsion chromatique irrémédiable, l’ensemble est terne et confus ; cette distorsion typiquement particulière à Turner est un flou artistique. Ce minimalisme du flou conditionne aussi la grâce diaphane du Château de Norham - certainement l’œuvre la plus remarquable de Turner, parce qu’atteignant la plus profonde vérité par la plus dense des confusions. Le flou rentre dans le même champ conceptuel que la pathologie ophtalmologique dont nous parlions précédemment, il s’agit précisément de l’instrument d’un dégagement, d’une fuite - donc aussi du recul nécessaire à la com-préhension.

Ombre et obscurité, le soir du déluge 1843

Lumière et couleur, le matin après le déluge 1843.

L’ensemble de la théorie du visible de Turner semble trouver sa possible synthèse tardive dans les deux toiles carrées  inspirées de l’épisode biblique du déluge : Ombre et obscurité, le soir du déluge et Lumière et couleur, le matin après le déluge. ( 1843 ). Le propos semble être de réaliser une jonction entre la rhétorique de l’abjection, et celle de l’abstraction. Les deux œuvres brisent toutes les règles de composition classiques : de format carrées ( 78,5 x 78,5 cm chacune ) le dessin s’organise étrangement non pas suivant le cadre extérieur traditionnel mais suivant une logique interne, selon une inertie centrale combinant le déploiement du message du milieu vers les bords par cercles concentriques. Dans le premier tableau c’est la masse indistincte de la mort qui est représentée, alors que dans le second c’est le lyrisme jubilatoire et désordonné de la survie, nuancé d’une lumière éclatante et trop mystérieuse. L’atmosphère générale, ténébreuse et pessimiste, est accentuée par un sentiment apocalyptique persistant, à l’angoissante ténacité. La forme semi-abstraite, trahissant une pathologie symbolique de la vision, tient lieu de véritable condition nécessaire de possibilité, de cause transcendantale, à la représentation de l’abject. Walker a raison, ici, d’intégrer la réflexion au domaine de la psychiatrie : car l’abstraction n’est pas qu’un signe de recherche picturale, de prise de position politique, ce n’est pas qu’un jeu ; c’est avant tout la marque clinique d’une sorte de refoulement, de peur pathologique du monde, et assurément il serait pertinent d’appliquer cette lecture systématique à l’ensemble de l’œuvre de Turner. ( Ces deux tableaux ) font penser à ces rêves apocalyptiques qui permettent au psychiatre de comprendre la nature profonde d’un patient. Le voile se soulève et l’on a la révélation inattendue d’une personnalité inconnue.[18]

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[10] Ref ibid. p.126.

[11] Ref ibid. p. 92.

[12] La cataracte. Dr Pouliquen. 1990 Ed. Hermann. P.23.

[13] La cataracte. Dr Pouliquen. 1990 Ed. Hermann. P.73.

[14] Ref ibid. p.98.

[15] Souvenirs d’un médecin opéré de la cataracte. 1992 Ed. Les empêcheurs de penser en rond. P.14.

[16] Ref ibid. p.84.

[17] Ref ibid. p.15.

[18] Ref ibid. p.116.