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Antony and Cleopatra:
Thème Apollonien, Dionysien et Artemiso-hécatéen

 

Ce qui suit est une reformulation d'un message posté sur la Mailing List de l'Agreg, ce qui explique son ton parfois léger. Il y est question d'Antony and Cleopatra de William Shakespeare.

En guise de préliminaire je tiens à signaler que ce qui suit n'engage que moi, et que je n'ai aucune autorité en la matière. Il ne s'agit pas non plus d'un article à vocation exhaustive, au contraire: je ne suggère que quelques pistes pour votre propre relecture de la pièce, et éventuellement pour vous donner quelques idées unificatrices. Si un débat suit, tant mieux.

Je vous propose donc de relire la pièce sous l'angle d'une triple thématique, ou plutôt sous trois angles différents. Ce qu'on pourrait vaguement appeler la problématique, dans la mesure où on aurait un fil directeur, une sorte de continuum (notion somme toute très commode), c'est l'idée de la mythologie grecque qui surplombe et cimente la pièce. Je ne vais pas parler de Mars, Vénus, Hercule et Isis, ou même des visions "osiréennes" d'Antony (mort et ressucité de manière métaphorique dans une union transcendantale). C'est assez évident dans la pièce elle même, et je vous y renvoie. Je vous propose trois thèmes qui permettent d'englober certains thèmes majeurs de notre pièce.

En effet, pour moi, et de manière assez intuitive, je précise, A&C contient un thème "apollonien" (la pièce serait placée sous le signe et/ou la protection d'Apollon et de sa symbolique), mais aussi un thème "dionysien", et enfin un thème "artémiso-hécatéenne". Je m'explique. Sous ces trois "chapeaux thématiques", on retrouve trois divinités du panthéon grec, avec lequel Shakespeare était tout à fait familier, étant un lecteur reconnu des Métamorphoses d'Ovide (disponibles très facilement sur www.amazon.co.uk, pour une somme modique, voir le bas de ce message). Chacune de ces divinités est la patronne de certains domaines, sur lesquels je vais revenir au cas par cas. Par ailleurs, chacune d'elle possède des attributs et des symboles qui sont souvent particulièrement pertinents en ce qui nous concerne.



1. Antony & Cleopatra: une pièce apollonienne? ou, la thématique apollonienne dans la pièce

    C'est une des interprétations les plus évidentes, étant donné les "propriétés" d'Apollon, mais c'est une lecture aussi relativement riche puisqu'elle recouvre des aspects très diversifiés. Rapidement, Apollon est aussi appelé Phoebus, en référence à la lumière. Dans notre pièce, si tout ce qui brille n'est pas d'or, on en est pas loin! Donc par association, cela recouvre l'impression générale d'or, de brillance, de richesse, de clarté, de luxe. Le passage connu comme le "Barge Speech" me semble particulièrement apollonien par exemple.

    Apollon est connu pour tenir les rènes du chariot du soleil et donc de l'alternance jour-nuit qu'on retrouve dans la pièce sous la forme suivante: les "orgies" alexandriennes ont lieu la nuit, au grand désespoir de César (références aux torches brûlées etc...), les batailles le jour. Et le jour, c'est la lumière. Et c'est César, donc le "victor maximus", donc le diurne responsable qui devient Auguste, sous le signe d'Apollon.

    En outre, Apollon est connu pour être le patron des arts et de la divination. Pour ce qui est des arts, il y a assez peu de références importantes dans la pièce, donc je ne m'y aventurerai pas, mais en ce qui concerne la divination, c'est assez clair. Déjà, concrêtement, sous la forme du devin, mais également - de manière assez indirecte certes - sous la forme de toutes les pythies de cette pièce, qui interprêtent des signes pour former des jugements. Donc par dérivation on passe de la divination (associée évidemment aux grands thèmes du destin et du déterminisme auxquels je vous renvoie) à l'interprétation et donc aux augures, qu'on retrouve dans cette pièce comme dans Julius Caesar, où comme par hasard, la scène 2 de l'acte 1 comporte ... un devin ("beware the Ides of March!"), et où il est fait référence à l'interprétation des augures plusieurs fois. On est bien dans un monde romain (alors pourquoi les dieux grecs? tout simplement parce que les dieux grecs et les dieux latins sont les mêmes avec des noms différents). Donc on retrouve dans Antony and Cleopatra un grand nombre d'interprètes des signes, comme des comportements et des actes. Et l'interprétation nous emmène à l'idée de jugement, surtout moral (rappel: c'est la grande affaire de Plutarque, qui était un moraliste bien plus qu'un simple biographe).
Donc pour résumer lumière (au sens large), brillance/opulence, et divination (au sens très large)



2. Antony & Cleopatra: une pièce dionysienne? - la thématique dionysienne dans la pièce

    La référence est encore assez évidente. Dionysos en Grèce, c'est Bacchus à Rome, le dieu du vin et de l'ivresse, et donc par extension de la fête et de la joie. Il est clair que les "Alexandrian revels" sont très bacchanaux, associant la débauche à l'Orient, et l'opposant au sérieux et au sens des responsabilités romain. Par conséquent, toutes les références et allusions/descriptions de ces fêtes entrent dans une sphère dionysienne, de même que la scène de beuverie à bord du navire de Pompey (II.7)

*** Parenthèse: en ce qui me concerne je ne suis pas sûr qu'il soit très prudent d'opérer une dichotomie nette et tranchée entre les deux mondes de Rome et de l'Egypte. C'est dans ce cadre que je réinjecterais la notion de "continuum", en tant que concept opératoire: si on peut effectivement isoler deux pôles avec leurs valeurs propres, les personnages sont à placer sur ce continuum, car si César semble être l'archétype du romain qui se couche tôt et fait bien ses devoirs, où doit on mettre Antony? Ou doit on mettre Enobarbus? Dans quel "camp", mais surtout à quel degré? fin de la parenthèse ***

    Ce qui est moins connu, c'est que dans l'histoire des religions, et plus particulièrement dans leur développement interne et dans les transitions entre deux courants religieux, Bacchus occupe une place très très particulière qui est très très très très pertinente dans le cadre de notre pièce. En effet, Bacchus-Dionysos, est né deux fois, sur le modèle d'Osiris (et de nombreux dieux des religions dites primitives du Moyen Orient). Et dans sa fonction de dieu de l'extase et de la communion (le mot est volontairement choisi) avec le "divin", ce mort-ressucité nous fait immanquablement pensé à la figure christique, qui apparaît en filigrane dans la pièce à travers les références à Hérode, et qui évoque donc le "sens de l'histoire" (la pièce dans ce qu'elle a d'Hégelien si vous voulez: ceci doit arriver pour que cela arrive, c'est aussi ce qu'on appelle le déterminisme, à ma connaissance) et évidemment les destins croisés d'Antony (la Roue de la Fortune, du sommet à la déchéance) et d'Octavius Caesar, futur Auguste, qui aura l'idée saugrenue de vouloir organiser un petit recencement en Palestine, ce qui forcera un jeune couple local à passer la nuit dans une étable -- la capacité hôtelière de Béthleem étant ce qu'elle était à l'époque etc... vous connaissez la suite. En tout cas, en anthropologie, Bacchus est une des divinités qui pré-figurent le Christ (les religions n'ayant rien d'original en elles-même, et la figure christique étant une des grandes figures récurrentes des dieux solaires, de même que les mères-vierges, je ne rentre pas dans les détails pour ne pas trop allonger ce texte).
Donc en résumé, Dionysos, c'est la fête, le vin, la débauche à l'égyptienne (mais pas uniquement), et la figure christique en filigrane.



3. A&C: une pièce """"artémiso-hécatéenne""""? - le thème artémisien/hécatéen dans la pièce

    Précision: il y a dans la mythologie grecque trois déesses de la lune: Séléné (la moins connue), associée à la pleine lune et à la pureté dans ce qu'elle a d'absolu. Ici, à part Octavia, à la rigueur, la pureté n'est pas ce qui caractérise la pièce (même si Octavia peut etre vue comme le "foil" de Cleopatra, son "inverse") Ensuite, les deux figures les plus connues sont Hécate et Artémis.

    Hécate, c'est la nouvelle lune, avec un côté néfaste, voire terrifiant, et par conséquent associée à la couleur noire. C'est avec elle que la lune devient le séjour des morts. Elle se livre à la magie et à la divination (elle aussi!) et peut faire apparaitre des fantômes pour tourmenter les vivants (voir Julius Caesar, quand Brutus voit le fantôme de César avant la bataille finale). Dans Shakespeare, en matière d'apparitions de fantômes, on pense évidemment à Hamlet, à Richard III - également avant la bataille, difficile de croire qu'il s'agisse d'une coïncidence - et enfin au fantôme de Banquo dans MacBeth, LA pièce hécatéenne par excellence.

    Elle est accompagnée des Erinyes, plus connues sous le nom de Furies (dont une Mégère pas du tout apprivoisée), qui décrit bien Cleopatra. Parmi ses attributs, on retrouve le serpent et la torche (ce qui paraît assez normal pour les nuits de nouvelle lune). Malgré cet aspect un peu noir, elle était aussi vue à Athènes comme bénéfique, apportant fertilité, richesses, honneurs et gloire. Donc tous ces thèmes peuvent etre rattachés à Hécate.

    Artémis, elle, est la jumelle d'Apollon (ce qui tombe bien, quand même!). Si vous aviez besoin d'un lien entre la lune et l'eau, sachez qu'à part l'influence de la lune sur les marées, le nom de cette déesse lunaire veut dire "grande source d'eau". De plus elle correspond à la fois à la lune croissante et décroissante.

    Dans son remâchage latin (Diane), Artémis contribua à faire que pour aller au soleil, il fallait passer par la lune (on pense au Christ qui avant de ressuciter et de retourner à la droite de son Père fit un séjour en enfer, comme bon nombre de dieux avant lui, et à l'image (parallèle à Enée du païen Virgile, auteur augustéen) qui sera reprise par Dante dans la Divine Comédie: terre -> enfer -> paradis avec le bonus du purgatoire qui avait été inventé depuis.

 



Voici quelques éléments bibliographiques si vous voulez en savoir plus sur certains thèmes abordés dans ce message ou sur Shakespeare en général.

-- Les Métamorphoses d'Ovide (la Wordsworth, traduite par Dryden qui est la moins chère et est disponible en 24 heures chez Amazon)
-- Introducing Shakespeare, de G.B. Harrison, un grand "editor" de Shakespeare: c'est une sorte de Shakespeare-pour-les-nuls, très instructif et assez court (200 pages si ma mémoire est bonne), pas très cher (Penguin), et disponible rapidement chez Amazon.
-- The Elizabethan World Picture de Tillyard, TRES court (100 pages et quelques), TRES TRES TRES TRES TRES instructif sur les modes de pensée de l'époque (références à la Roue de la Fortune, aux étoiles, aux humeurs, aux éléments, à la "great chain of beings" etc...) et passionnant. ça se lit en une soirée, et c'est un vrai régal.
-- The Origins of Christian and Pagan Beliefs, d'Edward Carpenter: un livre assez ancien mais toujours très intéressant en ce qui concerne l'anthropologie des religions.
-- The Religious Experience of Mankind de Ninian Smart: toutes les religions dans un bouquin très bien écrit et très instructif (on est un peu loin de l'agreg mais bon c'est bientot Noel!!!)
-- L'Histoire de l'Enfer, de Georges Minois, chez PUF, collection Que sais-je? --> un maximum d'infos stimulantes en 130 pages!
-- Un dictionnaire des religions et des mythologies quelconque (c'est essentiel, ou au moins très utile)

 


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